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Accueil Les cousins d'Edouard / histoire des Radigois / Louis Radigois et l'affaire de Tobago
 
1789 - Louis Radigois et l'affaire de Tobago
Branche bleue, Martinique
 

 

Ce récit nous est parvenu à travers deux documents principaux. Le premier est le mémoire de Charles Bosque, avocat à Tabago, à l’Assemblée nationale, le 21 décembre 1790. Le second est le Rapport à l’Assemblée nationale par la majorité des sections de Paris, sur l’affaire de Tabago (1791). Nous avons croisé ces données avec une quinzaine d’autres documents, dont les principaux sont cités en fin d’article.

Tabago, aujourd’hui Tobago, est une île du Vent, au sud des Antilles, située à une trentaine de km de Trinidad et cent cinquante km du Venezuela. Tabago est française depuis 1731. Son rattachement administratif et judiciaire passe par la Martinique, à 400 km plus au Nord, avec laquelle il y a beaucoup d’échanges.

Louis Radigois (écriture de l'époque) est une des victimes spoliées en 1789 par le Commandant Jobal, mais l’Assemblée nationale et les autres institutions se pencheront surtout sur le rôle du Commandant dans sa lutte contre la Révolution française, les semaines qui suivirent cette spoliation.

Dès lors, les enjeux n’étant pas les mêmes vus de Paris, la fin de l’histoire de Louis se perd, bien que le Mémoire et le Rapport parlent avec respect et estime de Louis et de ses familles indiennes et les défendent.

 
Iles du Vent

Charles Bosque, avocat, décrit Louis Radigois comme « le chef sans passion […] de sept familles d’Indiens connues sous le nom de Caraïbes rouges » (Mémoire, p 28 et 29).

Rien n’indique la filiation de Louis. Cependant, l’histoire de notre nom semble cibler un fils d’Adrien et de Catherine Pérrère, lequel aurait 73 ans lors de ces évènements. Ceci expliquerait aussi le nombre de sept familles désignant ses enfants. Ils avaient obtenu une concession inculte le 24 août 1784 à Man-of-Way-Bay (Man-o-War-Bay), au nord de Tabago, comprenant « de telles portions de terre qu’ils pourroient cultiver, pour en jouir paisiblement sous la protection spéciale du gouvernement à Tabago » (Mémoire, p 28).

 

En 1788, le Gouverneur de Tabago, Dillon, quitte l’île. Il confie sa charge à Antoine de Jobal, promu « Commandant de Tabago et Sainte-Lucie ». Notons, là encore, que nous connaissons des Radigois sur Sainte-Lucie cousins des Radigois du Robert. Selon un mémoire déposé à l’Assemblée nationale, ce Jobal gouverne par l’arbitraire, méprise toutes les lois, les droits de l’humanité, les citoyens et la Patrie et impose un silence absolu à toutes réclamations (Rapport, p 2). La spoliation de Louis Radigois est le septième chef d’accusation contre lui, mais trois autres précèdent cet abus.

Tobago

 

Ainsi, une commerçante se plaint à Jobal qu’un prix de vente d’une toile, pourtant accepté, est trop bas. Le Commandant refuse d’entendre l’acheteur, le jette en prison. Il enferme aussi son avocat, Charles Bosque, pour la première fois, et le « solliciteur général » (procureur) de Tabago.

Le 12 juin 1789, le solliciteur général veut entendre comme témoin, le sieur Fouquet, pour une histoire de succession spoliée. Le présumé spoliateur, Couturier, intrigue près de Monsieur de Jobal. Le 15 juin Jobal le condamne pour calomnie sans entendre le témoin Fouquet. Jobal interdit de nouveau à Bosque de le défendre et ordonne au tribunal de prendre la plainte de Fouquet, car l’avocat, dit-il, ne respectait pas sa décision de Commandant qui avait définitivement tranché l’affaire.

Quelques semaines plus tard, Carminus de Vita achète un terrain à un ami du commandant. Jobal demande alors à Vidal, arpenteur déjà condamné pour faux, de détourner 44 acres (de 13 à 26 hectares selon la valeur de l’acre) d’un terrain voisin appartenant au sieur Lyon et de les donner à Carminus de Vita. Lyon prie Bosque de le défendre. Jobal convoque alors l’avocat et, le 15 septembre 1789, il lui interdit d’exercer sa charge pendant six mois au titre de rébellion contre lui.

 


Extrait de l’arbre des Radigoy de Martinique,
réalisé par Annick François-Haugrin
et exposé au musée départemental
de Fort-de-France

C’’est alors que Louis Radigois est dépossédé à son tour. Le même Carminus prétendit qu’ils occupaient un terrain acheté par lui à la famille de Jobal, « un bien que [les Indiens] possédaient antérieurement à la famille du Commandant par droit de possession, de cultures et de concession » (Mémoire, p 28). Charles Bosque décrit Louis et les familles indiennes comme de paisibles possesseurs de cette concession : « c’étoit rendre à ces indigènes une partie de leurs biens » (Mémoire, p 28). De plus, ils avaient défriché ces terres, les avaient mises en valeur. Le 10 octobre 1789, ils sont chassés : hommes, femmes, enfants. On ne leur laissa pas le temps de prendre les vivres qu’ils avaient plantés de leurs mains et ni emporter leurs cases. « Ces infortunés, sans asile, mourant de faim » implorent le secours de Charles Bosque (Rapport, p 8). Mais celui-ci, nous l’avons vu, n’a plus le droit d’exercer depuis le mois précédent. Il envoie alors Louis vers l’un de ses confrères, qui n’ose pas s’opposer au commandant de Jobal.


Bosque se fend cependant d’un courrier au Commandant pour dénoncer « cet abus révoltant ». Jobal ne répond même pas (Rapport, p 9). Les victimes ne peuvent que faire constater par un Juge de Paix le dépôt de leur protestation. Pour survivre, ils doivent quitter Tabago. Les commissaires rapportent à l’Assemblée nationale que « Le ciel les réserve pour donner un grand exemple d’hospitalité et de reconnoissance » (Rapport, p 9). Nous le constaterons plus tard.

Les jours suivants, les nouvelles de la Révolution arrivent aux Antilles. Bosque est chargé par les citoyens de Tabago de constituer l’Assemblée patriotique. Il en devient le secrétaire. Jobal craint de perdre son pouvoir despotique, explique Bosque. Selon Guérin (p. 100) et surtout Pelouze (p 164), Jobal luttait contre la Révolution. Il fait fabriquer, par des soldats de Guadeloupe dont il est colonel, des pièces, disant qu’un complot menace Bosque, le président et le Vice-président de l’Assemblée patriotique. Ceux-ci, craignant pour leurs vies, demandent l’autorisation de s’embarquer pour la Martinique.

Jobal les y autorise par courrier du 2 novembre. Ils embarquent le 3, mais le vaisseau, sous pavillon national, avait à peine levé l’ancre qu’une goélette anglaise, montée par les soldats guadeloupéens de Jobal, le prenne à l’abordage, sabres à la main.

Les fuyards sont ramenés à Tabago. Bosque est chargé de fer et jeté dans un cachot. Le 16 novembre, lui et ses collègues sont jugés pour sédition et révolte en convoquant l’Assemblée patriotique et pour avoir invité des soldats à signer le serment à la Nation. Ses collègues sont condamnés à une amende de 1 000 livres et l’avocat à six mois de prison et au carcan. Sa maison, sa propriété, ses meubles, ses effets sont pillés et vendus à vil prix. Deux mois plus tard, on le sort de la prison, mais on lui ordonne de partir sur-le-champ. Il a beau dire qu’il n’a plus rien, qu’il va périr de misère dans une île déserte, il est monté à bord d’un vaisseau le 30 décembre 1789.

Charles Bosque est débarqué à la pointe extrême du nord de Trinidad, alors espagnole, près de Cumaná, au lieu-dit la pointe de la Galère (Pointe Galera).

 

Goëlette
Goëlette

Cumana
Pointe de Cumanà

 

 

Il erre plusieurs jours sur ce territoire inhospitalier de forêts luxuriantes et de montagnes sauvages. Un jour, il rencontre par hasard une communauté indienne dont certains étaient de ceux qu’il avait défendus quatre mois plus tôt à Tabago. Les récits consultés ne précisent pas si Louis Radigois était parmi eux. Nous pouvons le supposer au regarde des propos qu’il tiendra devant l’Assemblée nationale.

Pour le moment, Bosque y « trouve les soins de la reconnoissances. Oh ! Qu’ils sont hommes, ces Caraïbes, plus près de la nature que nous. Et quel contraste entre leur hospitalité et la férocité du sieur Jobal » (Rapport, 14).

 

Les Indiens veulent aider Charles Bosque à rejoindre la Patrie et le conduisent sur un « malheureux esquif » (sic), en réalité une petite pirogue non pontée. Il arrive à Port d’Espagne, la capitale, après « 48 heures de lutte contre les flots et la mort » durant 40 « lieues de mer »
(soit 220 km).

 

Notre avocat avait-il le mal de mer ? Pas si sûr ! Les pirogues et canots sont en une seule pièce, un arbre évidé d’acajou.

L’embarcation à un seul pont mesure 1,5 de profondeur, avec en plus grande largeur peut-être de 2,6 m et jusqu’à 20 ou 30 m de long.

La pirogue peut se retourner en mer, bousculée par la houle. Mais tous les objets sont attachés pour éviter des pertes. L’auteur de « De Wilde » raconte que, vers 1682, par forte mer, cela lui était arrivé huit fois dans un seul voyage. Ces retournements faisaient rire les Amérindiens, deux d’entre eux alors le soutenaient en nageant et les autres retournaient la pirogue et chacun s’y réinstallait en riant.  (De Wilde, p 108)

 

.
Nous ne savons pas par quel itinéraire ils sont passés pour parcourir une telle distance. Quoi qu’il en soit, le gouverneur de Trinidad, Monsieur Charon, l’accueille,indigné par le traitement qu’il a subi à Tabago

.

De là, il rejoint Sainte-Lucie, puis la Martinique. Il écrit un premier mémoire au ministre de la Marine. Sans réponse, il décide alors de porter l’affaire à Paris. Il s’y rend. Son mémoire, avec toutes les pièces justificatives, est achevé le 17 juillet 1790. Il dénonce à l’Assemblée nationale le sieur Jobal, commandant de la colonie et les auteurs des délits commis par des habitants de Tabago, dont Carminus de Vita, habitant, et le sieur Vidal, arpenteur. Il demande entre autres la réintégration de la terre « aux Caraïbes rouges injustement dépossédées en 1789 par le sieur Carminus de Vita avec dépens dommages & intérêts » (Mémoire, p 4 et 5).




Relations de l’origine, mœurs, coutumes, religion, guerres
et voyages des Caraïbes sauvages des Isles Antille de l’Amérique, faite par le Sieur de la Borde En 1674, reproduite dans De Wilde, p 59

Pirogue amériendienne
Pirogue amériendienne (http://www.voyagecaraibe.com)

   

Mémoire Charles Bosque
Extrait : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Charles Bosque plaide la spoliation de Louis dans le septième chef d’accusation (Mémoire, p 41) :

"Tant de moyens se présentent en faveur des Indiens, Caraïbes rouges de Tabago, qu’il seroit hors d’œuvres d’ennuyer ici les juges par des citations qui sont connues de toutes les nations. Je possède, parce que je possède, lorsqu’il n’y a pas de titre contraire suffiroit pour prouver la justice de ces réclamations ; mais à cet axiome de droit, ils ont la faculté d’annexer un titre qui les rend possesseurs légaux de leurs terreins, auxquels ils joignent celui de l’avoir mis en valeurs."

 Il exige que Louis Radigois, chef des Indiens, et l’ensemble des Indiens (Mémoire, p 49 et 50) :

"[...] soient réintégrés en possession, à la paroisse Saint-Louis de Man of Way Bay, près du rivage de la mer, d’une portion de terre suffisante à l’entretien et à la subsistance de sept familles & que ledit sieur Carminus de Vita & le sieur Jobal soient condamnés solidairement, l’un et l’autre, un d’eux seul pour le tout à payer audit Radigois […] comme dommage, la somme de 10.000 livres tournois."


Le 21 décembre 1790, l’Assemblée générale de la section de la Bibliothèque ordonne la publication de son Mémoire.

Le rapport est déposé le 29 décembre 1790. Or, le 7 janvier 1791, l’Assemblée nationale décrète qu’elle ne recevra plus de députations autres que celles des corps administratifs, des directoires des départements et de la municipalité de Paris. Le document n’est plus recevable.

Le 20 janvier l’Assemblée des Postes demande que les sections se rassemblent près du Corps municipal afin que la Municipalité de Paris dépose le Rapport Bosque à l’Assemblée nationale et, si besoin, elle envisage de convoquer la Commune elle-même pour cette démarche. Une adresse est présentée début 1791, signée des présidents des Assemblées de Paris.

Rapport de l'Assemblée nationale
Bibliothèque Nationale de France - Gallica

 

Jobal réagit et signe à son tour un rapport en 1791. Ce document n’apporte rien sur les faits et rassemble plutôt des principes généraux, justifiant le droit du sieur Jobal sur ces décisions.

La section de la Bibliothèque demande au Maire une prompte réponse. Le Maire acquiesce. Nouveau renversement, le 17 février 1791, un décret ordonne une enquête à Tabago après un violent discours contre Jobal prononcé par le Baron d’Alquier, député et Dillon, l’ancien gouverneur, député de Martinique. La procédure est une nouvelle fois annulée. Le 8 mars, après avoir entendu le comité des Colonies, l’Assemblée nationale décrète que les jugements prononcés contre Bosque, le procureur de Tabago et d’autres, n’avaient aucune tache et qu’ils doivent être regardés comme non avenus. Jobal reçoit l’ordre de se présenter en Martinique pour rendre compte de ses actes devant les commissaires, lesquels étaient autorisés à le relever de son commandement pour le bien de la colonie de Tabago (Pelouze, p 169 – 170). Jobal n’a donc pas été suivi dans son rapport.

Mais l’histoire se complique encore. En mars 1793, les Anglais prennent Tobago et, malgré le traité de 1814, rendant Tobago et Sainte-Lucie à la France, ces îles antillaises resteront définitivement en possession anglaise : les tribunaux français n’ont plus autorité sur ces territoires.

Mémoire de Jobal
Bibliothèque Nationale de France - Gallica

Qu’advint-il de nos personnages ? Jobal fut radié de ces fonctions. Il fuit à Grenade, puis il rejoignit la Martinique où il prit la tête de la révolte royaliste, qui échoua. En 1794, il émigra, cette fois à Trinidad où, en décembre il reçut un bâton de maréchal et repris des charges militaires sous la Restauration.

Bosque eut un jugement favorable et il semble très vraisemblable qu’il put récupérer ses biens.

Quant à Louis et ses sept familles, nous ne savons s’ils récupèrent leurs biens, s’ils reçurent des indemnités et, tout simplement, ce qu’ils sont devenus. Peut-être devrions-nous aller enquêter sur place ?

 
 
 
Références principales

Bosque C. (1791) Mémoire adressé à l'Assemblée nationale, contenant les persécutions éprouvées par les Français à Tabago, et notamment par le sieur Bosque, pour avoir donné des preuves de civisme, et dont l'impression a été ordonnée par la section de la Bibliothèque. Paris : L. Potier de Lille. Date de mise en ligne BnF : 11/01/2010
Bosque C. (1791) Mémoire du sieur Charles Bosque, avocat à Tabago, adressé à l’Assemblée nationale, dont l’impression a été ordonnée par l’Assemblée générale de la section de la Bibliothèque, le 21 décembre 1790. Paris : L. Potier de Lille. Date de mise en ligne : 18/01/2010
Braesch F. (1911) Procès verbaux de l’Assemblée générale de la Section des Postes 4 décembre 1790 – 5 septembre 1792. Thèse de doctorat, faculté des lettres de Paris. Paris : Hachette.  BnF :Date de mise en ligne : 28/05/2012.
Conseil Général de la Martinique Musée départemental d’archéologie précolombienne et préhistoire ( 2002) De Wilde ou les sauvages caribes  insulaires d’Amérique - 1694. Conseil Général de la Martinique
Guérin L. (1843 – 1848) Histoire maritime de France, Tome 3. Paris : A. Ledoux. Date de mise en ligne BnF : 29/07/2013
Jobal (de) A. (1791) Mémoire pour M. Antoine Jobal, commandant en chef à Tabago en l’absence de M. Dillon, gouverneur [signé : Jobal].Paris : Baudouin. Date de mise en ligne BnF : 08/02/2010
Desvieux (1790) Rapport à l’Assemblée par M.M. les commissaires, fait par la majorité des sections de Paris, sur l’affaire de Tabago, réunis à l’invitation de celle de la Bibliothèque. Paris : de Pellier. Date de mise en ligne BnF : 12/11/2012
Valous C. (1930). Avec les « Rouges »aux îles du Vent, souvenir du chevalier de Valous 1790 – 1793. [publ. par le] marquis de Valous.  Paris : Calmann-Lévy Date de mise en ligne BnF : 01/02/2010
Pelouze E.  (1847) Influence de l'esclavage sur le caractère, l'intelligence et le sens moral des nègres, des blancs et hommes de toute couleur dans nos colonies des Antilles : esquisses coloniales historiques et humanitaires. Paris : l’auteur. Date de mise en ligne BnF : 17/08/2009

 

©Jean-Yves Radigois – Les cousins d’Édouard – 2013

       
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